Le vernissage du nouveau peintre qu’il exposait battait son plein et Jamie vaquait d’invité en invité pour s’assurer que tout se passait bien. S’il aimait une bonne soirée, même un brin mondaine, être l’hôte n’était clairement pas son rôle favori. Il avait à peine le temps de profiter du champagne (aurait préféré du whisky), devait lancer des faux sourires à tout le monde, même aux gens qu’il ne connaissait pas. Mais s’il n’aimait pas ça, Jamie était plutôt doué quand il s’agissait de prétendre, un menteur né, qui, qui sait, était peut-être acteur dans une autre vie. Et si le peintre qu’il exposait représentait le parfait cliché de l’artiste qu’il ne supporte pas, dans son monde et avec un égo démesuré, il fallait bien reconnaître qu’il avait un talent fou et que le vernissage semblait être une parfaite réussite. Alors qu’il parvenait enfin à s’extirper de l’emprise de Miss Bamford, une cliente d’une cinquantaine d’années qui n’hésitait jamais à lui faire des avances obscènes à chaque visite, il aperçut finalement Sage Whitmore à l’autre bout de la pièce. Elle aussi était une artiste qu’il exposait, mais contrairement au peintre à l’honneur ce soir, il ne se lassait jamais de sa présence. Il y avait quelque chose chez elle qu’il était incapable d’expliquer, quelque chose de presque magnétique, une connexion qui s’était faite en un claquement de doigts, la première fois où ils avaient laissé de côté le professionnel pour faire plus ample connaissance. Ils avaient flirté, toute la soirée, pour finir sur un baiser, presque chaste, presque décevant. Rien de plus. Ni ce soir-là, ni les soirs suivants. Aujourd’hui encore, des mois plus tard, Jamie l’avait toujours en travers de la gorge. Pas par rancœur non, plutôt par regret. Comme jamais avant, il s’était demandé plusieurs fois ce qui aurait bien pu se passer s’ils avaient décidé d’aller plus loin, ce soir-là et les jours suivants, si une vraie relation aurait pu naître de cette soirée. Sage était une intrigue, quelqu’un qui piquait sa curiosité. Une sorte d’énigme qu’il n’arrivait pas à résoudre, mais dont l’intérêt restait intact. Jamie s’empara de deux coupes de champagne et, se faufilant au milieu des convives, traversa la salle en l’espace de quelques secondes, suffisamment de temps pour que Sage termine le verre qu’elle avait déjà en main. « C’est un plaisir de te voir Sage, merci d’être venue. » Alors qu’il plaçait une des coupes dans sa main, il en profita pour joindre l’acte aux paroles et déposa un baiser furtif sur sa joue. Il leva son verre pour trinquer et, sans plus attendre, enchaîna. « Tu as vu quelque chose qui te plaisait ? Outre mon magnifique faciès, bien entendu. » lâcha-t-il, armé d’un sourire carnassier. Il hésita un instant à aller plus loin avant de se raviser. C’était désormais lui dans le rôle de la quinquagénaire aux invitations obscènes et ce n’était pas un rôle qu’il avait envie d’endosser ce soir. Pas dans l’immédiat tout du moins. Jamie s’accouda sur la table haute qui les séparait et plongea ses yeux dans ceux de Sage. « Tu sais quoi, on devrait faire ça plus souvent, sortir, boire des verres. » La plupart du temps ils se voyaient dans le cadre du boulot, pour discuter des photographies de Sage, des prochaines expositions, des tarifs. Regrettable alors qu’ils étaient capables de si bien s’entendre lorsqu’ils mettaient tous ces sujets plus ou moins ennuyeux de côté. « Mais sans tous ces gens autour, pas assez cools pour traîner avec nous. » Si c’était pour entendre parler de techniques de peinture ou de vies torturées d’artiste, Jamie préférait encore picoler seul jusqu’à en tomber. « C’était bien la dernière fois non ? » Quand ils avaient passé la soirée à flirter, quand l’alcool avait fait tomber toutes leurs inhibitions et qu’ils s’étaient réellement découverts l’un l’autre. Une soirée dont Jamie aimait bien se rappeler au bon souvenir, l’évoquant ci-et-là dès lors que Sage et lui avaient l’opportunité de discuter.

Assister au vernissage de ses propres oeuvres n'était pas une tâche dont elle raffolait particulièrement, sûrement parce qu'il lui arrivait une fois sur deux de regretter de les avoir exposées. Assister à celui des autres était par contre bien moins oppressant et faisait partie de ses petits plaisirs, notamment l'un des rares qu'elle préférait en solitaire. Bien sûr elle aurait pu emmener Rose - sans Peter, surtout - ou Reira avec elle, mais l'idée de profiter d'un peu de temps seule lui déplaisait moins qu'à l'accoutumée et ne pourrait pas lui faire de mal. Quant à venir avec Cameron, elle avait vite abandonné l'idée : son homme avait habilement évité la proposition en changeant radicalement de sujet et s'était esquivé dans ce qu'il prétextait être une soirée "prévue depuis des semaines" avec Oliver. Le nom lui arrachait encore quelques frissons, même maintenant, et elle commençait à croire que ça ne lui passerait jamais. Elle s'accrochait encore à l'espoir qu'elle puisse un jour oublier l'avoir rencontré, pour tous les problèmes que leurs retrouvailles avaient engendrés et pourtant elle redoutait de devoir fermer définitivement la page qu'ils avaient ouverte des années plus tôt, au risque de perdre Cameron si elle s'y refusait. Un choix cornélien auquel elle ne pouvait se résoudre à se confronter, préférant appliquer la politique de l'autruche et se concentrer sur son couple avec Cameron sans pour autant sortir totalement son meilleur ami de son esprit. Pas de quoi rassurer sa conscience ni effacer la culpabilité d'un manque d'honnêteté qu'on ne lui connaissait pas. Pour l'une des premières fois depuis des mois, Sage est presque soulagée de l'intervention de Jamie qui, alors qu'elle vient à peine de terminer sa première coupe de champagne, lui en met aussitôt une pleine dans les mains. — Tout le plaisir est pour moi. La politesse est peut-être un peu forcée, sûrement parce que le sourire carnassier de Jamie ne lui inspire rien de bon : elle connaît l'animal et ses intentions et aucune d'elles n'est de bonne augure. — Pas encore, je viens d'arriver. Il y a du monde en tout cas, le type a l'air doué. Une diversion pour l'artiste histoire de ne pas s'attarder sur la réflexion à propos de son faciès, croyant naïvement qu'une touche d'ignorance suffira à effacer le sourire espiègle de ses lèvres : ce serait mal connaître Jamie Sinclair. Ses références à leur flirt passé la mettaient mal à l'aise, déjà parce qu'il avait été bref et sans suite mais aussi parce qu'il avait impliqué Victoria. Si les rapports de Sage avec cette dernière avaient toujours été bons quoique tumultueux, ils s'étaient nettement dégradés le jour où elle avait eu le malheur de se rapprocher de Jamie alors que Victoria avait secrètement jeté son dévolu sur lui. Une erreur qu'elle s'était empressée d'essayer de rattraper en coupant court à son flirt avec Jamie qui n'avait jamais dépassé le stade du simple baiser, et ce en dépit d'une alchimie indéniable. Rien qui ne soit cependant d'actualité puisqu'elle avait depuis rencontré Cameron avec qui elle était en couple et amoureuse en plus de ça - un détail auquel Jamie ne semblait porter que peu d'importance. — C'est pas déjà ce que tu passes ta vie à faire ? Sortir, boire des verres... Je pense pas que t'aies besoin de moi pour t'accompagner, tu m'as l'air de très bien t'en sortir tout seul. Enfin, tout seul ou plutôt entouré de sa légendaire bande de potes et des groupies interchangeables qu'il rencontrait à chaque soirée : et dont elle s'estimait avoir un jour fait partie. Ca l'aurait d'ailleurs bien arrangée qu'il la considère comme telle et passe à la distraction suivante mais non, Jamie se devait d'insister et de l'embarrasser, exercice dans lequel il semblait être devenu expert. — Quelle dernière fois ? Elle feint l'ignorance et détourne le regard pour ne plus avoir à affronter celui trop insistant de Jamie. Elle sait bien que sa gêne doit être une aubaine pour lui et sûrement l'une des raisons pour lesquelles il ressasse autant cette vieille histoire qui a certes un goût d'inachevé mais que Sage a eu bien trop de bonnes raisons d'abandonner. Elle plonge dans sa seconde coupe pour faire passer son malaise, ignorant royalement le fait qu'elle n'a rien mangé depuis plusieurs longues heures et qu'estomac vide et champagne ne font jamais bon ménage.