L’ennui.
C’était bien là le seul motif qui pouvait le pousser à troquer son confort à Nemeree pour la froide Frostväll. Aussi parce que Lancelot était parti depuis longtemps, et qu’il s’était retrouvé à penser à l’ami qui donnait toujours matière à se divertir ; qu’il le veuille ou non.
Cora lui en voudrait de s’être promené à Rivareal, le taudis de Frostväll, gorgé de putes, de gnôle, et tout ce qui se faisait de plus méprisable en ce monde ; et un agréable interlude pour les simples d’esprits.
Elle a pas besoin de savoir. Et il tuerait lui-même jusqu’au moindre gamin pour s’assurer que l’information ne dépasse jamais les frontières. En anonyme parmi bien d’autres dans la foule, il fit glisser une main ferme sur l’épaule et son habituel regard noir sur le visage de son seul ami attablé devant sa pinte.
  “ Dehors.”  Oui, c’est un ordre.  
  “ Peut-on savoir pourquoi Lancelot du Lac n’a pas assisté à la cérémonie d’anniversaire de son roi ?  ”  Parce qu'il était en train de culbuter de la paysanne dans la grange après trois fois trop d'hydromel. C'est au moins ce qu'il soupçonne. Il aurait jadis ponctué la question d’un rire, pour tout ce que Lancelot, et pas n’importe lequel : celui du lac, lui inspirait, mais il n’avait plus ri de bon coeur depuis des lustres et doutait pouvoir un jour en être capable de nouveau. Lancelot savait mieux que quiconque que son anniversaire n’avait pas la moindre importance et qu’il ne s’agissait là que d’un prétexte.
  “ Tu t’amuses ? ”  Trou du cul. Lui s’emmerdait, et sa magie avait donc décidé pour lui d’arrêter le lion qui tournait en cage depuis trop longtemps.
  “ Je ne vois vraiment pas ce que tu trouves à ce royaume, ”   Et ça uniquement parce que Pan ne jouissait plus de cette innocence et de cette légèreté qui avait emmené Lancelot à Frostväll, plus particulièrement à Rivareal.

Il n'en était bien qu'un pour ordonner avec autant d'autorité à Lancelot de quitter son comptoir et sa liqueur pour... aller prendre l'air ? Il ravala le sarcasme qui menaçait de s'échapper d'entre ses lèvres pour se plier de bonne (mauvaise) grâce à l'ordre. Le problème, c'était que pour toute la chaleur qu'on trouvait entre les murs de Frostväll, l'extérieur, lui, était bien trop froid pour son propre goût. Il réprima un frisson, puisque même la quantité affligeante d'alcool ingurgitée n'aurait su détourner son attention de la température. Un rire se fraya un chemin depuis sa gorge et il haussa les épaules. « Parce que j'ai pas reçu mon invitation » répondit-il avec un rien d'insolence dans la voix, compensé par un sourire malicieux. A la question, il hocha la tête. « Plus que toi, visiblement ! » Rivareal ne manquait certes pas de distractions, à commencer par l'alcool distillé qu'elle avait de fort agréable pour compenser le froid polaire de la région. Et il ne ferait naturellement pas état des étreintes régulières pour se réchauffer, même si un échange de regard entre eux suffit à faire passer le message. « Comment ça tu ne vois pas ce que je trouve à ce royaume. Regarde où tu m'as trouvé. Et surtout dans quel état ! Qu'est-ce qu'un Lancelot du Lac pourrait trouver de mieux, vraiment ? » Car à l'inverse de son vieil ami, lui ne souffrait ni de sa magie, ni du poids de sa couronne. « Que me vaut le plaisir de ta visite ? Plus important encore, sur une échelle de 1 à 10, tu places à combien tes chances de survie quand Cora apprendra cette visite ? » Nouveau regard malicieux – encore qu'il ne plaisantait qu'à moitié.

Il ne mesurait pas sa chance de lui avoir été si proche durant l’enfance, cette insolence lui était d’ordinaire un motif suffisant pour une exécution.    “ Tu es de mon conseil, c’est une évidence, ”   ou bien tu as été rendu idiot par l’alcool, mais là c’est un autre problème.   “ Et ne me dis pas que tu as laissé tout ça derrière toi pour … ”  Ceci. Le regard navigue sur les alentours, de toute évidence sans en tirer une grande impression. Frostväll regorgeait de somptueux paysages, mais Rivareal faisait office de tâche noire sur cette toile blanche.   “ Je m’en moque, ”  comme tout ce qui n’allait pas dans son sens ou ne trouvait pas ses faveurs. Conscient qu’ils parlaient pour rien, puisque le but n’était pas de discuter d’un détail aussi insignifiant qu’un anniversaire, mais davantage d’avoir trouvé uniquement une moitié de Lancelot, Peter poussa un long soupir. À Nemeree se trouvait violemment mieux que ces amoncellements de pierres grises, ce froid grotesque et la petit gens du royaume des fayots.   “ Un semblant de dignité te ferait le plus grand bien, ”  fit-il, sur le ton de l’évidence. La mention de Cora le fit à peine tressaillir dans le regard, mais sa langue claqua dans sa bouche.   “ Elle ne me fera rien,  ”  rétorqua-t-il, d’une assurance faiblarde, mais une assurance malgré tout. Pan était peut-être profondément attaché à sa femme, mais il était roi et libre d’aller et venir comme il lui plaisait, et si l’envie venait à Cora de s’y attaquer pour une escapade idiote, il n’aurait aucun mal ni aucune gêne à répliquer.   “ En revanche je ne donne pas cher de ceux qui m’entourent. ”  Celles, quoi qu’il faisait entièrement confiance à Cora pour ne faire aucune distinction de sexe dans ces histoires-ci.   “ Mais elle ne saura rien, puisque l’information n’appartient qu’à toi et toi seul. Si d’aventure, il te vient l’envie de te confier à elle, he  bien, je te ferais bien les menaces habituelles, mais tu connais le refrain. Quand bien même, Cora est du genre à tuer le messager. ”  D’emblée, les menaces. Ils ont depuis longtemps passé ce stade-là, mais il aimait insuffler le doute, même à son plus vieil ami, maintenant qu’il était de notoriété que Pan ne connaissait aucune morale dans le domaine des meurtres. Pouvait-on s’attendre à différemment venait d’un homme responsable du meurtre de son propre père ?

« Laissé tout ça... quoi ? » demanda Lancelot, empreint d'une réelle curiosité. Laissé un palais où le Roi semblait avoir tout oublié de sa conscience, si tant est qu'il en ait un jour eu une ? Laissé ce qui n'avait jamais rien été de plus qu'une belle cage dorée, dont il pouvait s'estimer heureux qu'il y ait survécu ? Lancelot ne connaissait rien des regrets, et sa loyauté sans faille ne signifiait pas une présence permanente aux côtés d'un roi bien assez entouré. « Tu n'as pas besoin de moi dans ton conseil et nous le savons tous les deux » nota-t-il calmement. Mais Peter, évidemment, n'approuvait pas. D'autres auraient craint de perdre leur tête mais à ses yeux, il s'agissait d'une mort comme une autre, qui devait bien arriver à jouer les insolents sans jamais trouver la limite. Rassuré par le fait que s'il l'avait voulu mort, il le serait déjà, Lancelot se contenta de hausser les épaules en guise de réponse. Il n'y avait rien d'étonnant à ce que Pan ne se plaise pas dans ce qui était une ode constante à la débauche. Mais le poids des contraintes n'étouffait pas l'auto-proclamé chevalier de la taverne ivre, ou bien de la table ronde selon l'endroit où il se trouvait, pas plus qu'un élan de dignité. Pour quoi faire ? « Personne ne me connait ici. Ma dignité survivra. » La mention de Cora donna matière à répondre à son roi, qui s'empressa d'assurer que son épouse ne serait de taille si jamais elle décidait de manifester son désaccord. Lancelot laissa entrevoir un rictus, peu convaincu, mais s'abstint d'aller à l'encontre de son ami. « Elle les tuera sans aucun doute. Par principe » confirma-t-il en acquiesçant. Nul n'était sans savoir qu'elle était d'une jalousie maladive, et il lui arrivait parfois (souvent) de se demander ce que Peter pouvait bien trouver à la fée qu'il en avait tué son père et installée sur un trône, bague au doigt. Mais Lancelot n'étant pas une référence en matière d'amour, il voulait bien admettre que certaines choses, certaines histoires, dépassent l'entendement – même le sien. « Ma tête est parfaitement bien là où elle se trouve, je n'ai pas l'intention de changer ça. » Sa façon à lui d'assurer Peter d'un silence total. A qui aurait-il bien pu en parler, de toute façon ? A Frostväll, le messager en question ne présentait un intérêt pour absolument personne. « Bien, maintenant que les politesses d'usage sont échangées, qu'est-ce qui tromperait ton ennui ? Ne t'en déplaise, les liqueurs sont fantastiques et un parfait moyen d'oublier pour quelques heures... et bien, ce que tu voudras. »

Que Lancelot eut picolé comme un trou dans une taverne de Nemeree n'avait rien d'inhabituel : il n'était rien, si pas constant dans sa passion pour la boisson. Ce qui était inhabituel, en revanche, c'était de le voir déambuler à travers les couloirs d'Arynmeren l'oeil hagard et la démarche hasardeuse, titubant plus qu'il ne marchait réellement à la recherche de Peter. Le nouveau roi de Nemeree, qui avait organisé un Conseil dont Lancelot faisait partie pour une raison qu'il ne comprenait pas vraiment ; après tout, il ne s'illustrait pas dans grand-chose de pertinent pour soutenir son royaume et doutait que sa capacité à boire plus que de raison soit particulièrement utile. Mais puisque sa présence avait été réclamée – pire, exigée – Lancelot se plia à l'exercice bon gré mal gré, débarquant dans la salle du Conseil avec vingt bonnes minutes de retard, et au moins cinq choppes de trop. « C'est moiiiii » clama-t-il inutilement, tandis que dix paires d'yeux se tournaient au même instant vers lui. S'il était bien trop attaqué pour s'en rendre compte, il interrompait visiblement une discussion très sérieuse, à des millénaires de sa nonchalance d'ivrogne. Lancelot se fraya un chemin jusqu'à l'autre bout de la pièce en manquant trébucher plus d'une fois jusqu'à atteindre Peter, dont il ignora le regard condescendant et les menaces sifflées à son égard pour l'entourer d'un bras. « Attends, faut que je te raconte un truc. » Il laissa échapper un hoquet, et jeta à l'assemblé un regard perplexe. « Quoi, quoi, pourquoi vous me regardez comme ça ? C'est parce que je suis plus beau que vous, c'est ça ? » Ce qui n'était pas entièrement faux, mais probablement pas le sujet. « J'y peux rien si vous êtes un concentré de mochetés. » Quelques regards agacés et murmures désapprobateurs se firent entendre mais Lancelot les rejeta d'un geste de la main. « On s'en fout de vous. Parce que Peter c'est moi son préféré, de toute façon. Hein Peter c'est moi ton préféré ? Vous je vous aime pas, et lui non plus il vous aime pas. Il me l'a dit lui-même. » Complètement inconscient du ridicule de ses propos, il s'entêta à poursuivre avec passion sur sa lancée. « D'ailleurs vous servez à quoi ? Je suis sûr que je vous casse les dents à tous, là, comme ça, vous voulez qu'on se batte ? Hein, vous voulez qu'on se batte ? » En continuant d'ignorer commentaires acerbes et hoquets de surprise, il s'approcha du premier conseiller à sa portée. « Tiens, le moche, lève-toi. Allez, allez, lève toi. » Il s'exécuta, prêt à calmer les ardeurs du fougueux Lancelot, mais ce dernier l'interrompit en posant son index contre ses lèvres. « Chuuut. Reste droit, comme ça, bouge pas. » Il plissa les yeux pour tenter de cibler un point fixe, son nez, par exemple, et mit toute sa maigre concentration pour envoyer un crochet du droit qui manqua sa cible d'une bonne soixantaine de centimètres. Entraîné par la force de sa tentative, Lancelot perdit l'équilibre et se vautra lamentablement à côté de l'homme sous les regards stupéfaits et les rires railleurs. Son visage heurta brutalement le sol mais, trop ivre pour vraiment comprendre, il se contenta d'un résonnant « AAAAAAAAIEEEEEEEU », et décida que le sol était un endroit comme un autre pour taper un somme franchement mérité.